De sans papiers à Travailleurs sans papiers !
Publié le 9 septembre 2022
UD : C’est la 10e année de la circulaire VALLS, que peut-on en dire ?
Ce n’est que le produit, à un moment, d’un rapport de force, et pas plus que ça. Ce sont les grèves commencées en 2006, et les grands mouvements de 2008 à 2011, en posant « pas de travailleurs sans droits dans les entreprises » qui ont amenées le camp d’en face à produire cela.
On dit « grands mouvements » parce que c’est plus de 150 occupations d’entreprises recensées dans ces luttes. Nous sommes syndicalistes, nous cherchons à défendre et améliorer nos conditions de travail au travail ! Ce qui fait le bonhomme, avec nos lunettes, c’est la place qu’il a par rapport à la production, donc la régularisation, ça fait partie de notre boulot syndical.
Les conventions collectives au boulot, ça devrait être pour tout le monde. Un travailleur sans papiers, lui, ne peut jamais dire non, c’est le salarié parfait. Le plus que parfait, c’est le même mais payé en liquide!
Dans la circulaire, il y a toute sorte de critères qui freinent, quantitatif d’abord (années de présence, nombre de bulletin, preuves de ceci ou preuves de cela) puis qualitatif : la reconnaissance (avec ces tonnes de freins quantitatifs…), qu’ils sont salariés.
Ces luttes ont fait passer d’une situation administrative, « sans papiers » à une place dans la production, à une identité ouvrière. La circulaire Valls est avant tout un outil du camp d’en face pour sortir des patrons de la situation de patrons hors la loi tout en régularisant leurs salariés. C’est son « en même temps » et on s’en sert.
Toutes ces règles quantitatives contreviennent à celle admises par la justice prud’homale, qui ne retient que la preuve d’un lien de subordination pour définir le statut de salarié.
Nous, nous voulons la régularisation sur preuve de la relation de travail, du lien de subordination. Eux ont la circulaire Valls et le CESEDA (Code d’Entrée et de Séjour des Etrangers en France). Entre les deux, un gouffre à géométrie variable selon notre rapport de force.
Attention, si on constate que l’on peut toujours utiliser l’existence de cette circulaire pour la première carte, l’évolution politique de la situation en 2022 est que au renouvellement, le décret immigration de 2021 permet de limiter la régularisation acquise en réintroduisant « l’opposition de la situation de l’emploi pour le travail d’un étranger », et dont la suppression était justement la clé de la circulaire.
Les luttes avaient permises de faire écrire l’annulation de cette clause, qui dans l'article R.5221-20 du code du travail, référencé dans la circulaire Valls.
Dans la Loi de la bourgeoisie, opposer la situation de l’emploi veut dire que l’état regarde les statistiques régionales de pôle emploi et demande au patron de faire la preuve qu’il a des difficultés de recrutements. Ainsi « un étranger ne peut pas travailler en France s’il n’existe pas une nécessité économique qu’il soit embauché par la société qui l’engage ». Dans le monde théorisé des technocrates, la situation par régions de l’emploi et officialisée à pôle emploi serait un verrou particulièrement fort qui permettrait à prévenir l’arrivée« sur le marché de l’emploi » des étrangers et serait garant de « la priorité nationale ».
La blague !
Au final aujourd’hui, un régularisé Valls se retrouve de nouveau dans l’embrouille au renouvellement des cartes par le « décret immigration ».
UD : un salarié régularisé sort donc de l’exploitation ?
Non, tout salarié est exploité car il produit de la plus-value qui est confisquée par un ou des patrons qui capitalisent à partir de cette plus-value du travail.
Pour un travailleur sans papiers il n’y pas les gardes fous du code du travail et des conventions de branches, qui limitent la fabrication de cette plus-value.
C’est pour cela que l’on parle de surexploitation.
Sans oublier que cette surexploitation existe aussi là où des salariés administrativement légaux sont triturés et tordus dans tous les sens par des patrons qui s’affranchissent de toutes limites du code du travail et des conventions de branches, c’est le quotidien de beaucoup et en particulier des ouvriers et employés immigrés dits légaux .
En résumé, au boulot, un salarié régularisé devient de fait salarié avec les mêmes droits que ses camarades de travail et donc en premier lieu, cela permet l’application des conventions collectives dans son quotidien au travail et ça change la vie!
Changer leur vie, c’est d’abord pour cette raison que les travailleurs viennent nous voir.
En tant que militants, la première des choses, c’est de respecter la revendication posée par les travailleurs soit être régularisé.
Mais pour nous, derrière ça, il y la question de l’égalité des droits au travail et le respect des règles de droit définies par le Code du travail.
UD : Pas de salarié sans droits donc dans les entreprises, ça c’est la boussole?
Oui. En 1974, après les chocs pétroliers, la France et toutes ses composantes sociales et politiques ont décidé de l’arrêt de l’immigration de travail. En conséquence et très vite dans la réalité, les tauliers avaient des salariés sans papiers, ils avaient donc produit un petit bout de loi pour les sortir du porte-à-faux administratif :
Regarde en référence ce qui est écrit dans deux documents de travail confédéraux de 2010 et 2011:
« L’article 40 de la loi du 20 novembre 2007 avait pour vocation de permettre à certains employeurs de garder leurs salariés sans papiers pour se prémunir contre les tracasseries administratives. Il permettait d’octroyer aux employeurs la possibilité de choisir les «salariés méritants» dignes d’être régularisés. La circulaire du 7 janvier 2008, en privilégiant la régularisation à l’initiative de l’employeur, visait à ce que la relation de subordination ne change pas, voire se renforce. Elle précisait des conditions drastiques de régularisation, exclusivement réservée aux salariés déclarés chez le même employeur, avant et après la régularisation. En même temps, elle existait et ouvrait des possibilités permettant de dépasser la liste de métiers initialement prévue.
Les grèves de salariés sans papiers à partir de février 2008, dans la suite de celles initiées localement en 2006 et 2007, vont rapidement permettre de poser le problème autrement et à un autre niveau : de premières négociations vont s’ouvrir avec la confédération Cgt aboutissant à l’automne 2008 à de premiers critères permettant notamment l’inclusion de certains intérimaires et de femmes travaillant dans les services à la personne chez des employeurs individuels. Le 15 décembre 2008, un premier télégramme ministériel précisait la procédure de régularisation et permettait la poursuite du contrat de travail jusqu’à la décision préfectorale.
L’arbitraire des décisions préfectorales dans le traitement des dossiers et la non application de fait en maints endroits du télégramme du 15 décembre 2008 ont renforcé la détermination des salariés sans papiers pour aller plus loin dans la mobilisation. Détermination portée et relayée par 11 organisations syndicales et associations (CGT, CFDT, UNSA, FSU, Solidaires, Ligue des Droits de l’Homme, CIMADE, RESF, Femmes Egalité, Autremonde, Droits devant) unies dès le 1er octobre 2009 autour de l’exigence de critères nationaux garantissant l’égalité de traitement entre tous les salariés quels que soient la taille de leur entreprise et leur lieu de travail, formulée dans une lettre commune au Premier Ministre.
Le 12 octobre 2009, deux mille salariés «sans papiers» s’engageront dans ce qu’il sera appelé l’Acte II du mouvement de grève des travailleurs sans papiers.
Quelques jours après, entre le Ministère de l’Immigration, de l’Identité Nationale, de l’Intégration et du Développement Solidaire et les organisations syndicales (Cgt, Cfdt, Unsa, Fsu, Solidaires) au nom du « groupe des 11 », s’ouvriront de premières négociations, qui buteront sur la circulaire du 24 novembre publiée unilatéralement par le Ministère. Cette circulaire sera rejetée par l’ensemble des organisations et associations du groupe des 11, comme des grévistes et de leurs délégués.
Le 3 mars 2010, un certain nombre d’employeurs et d’organisations d’employeurs s’engageront, dans une «approche commune» avec les organisations syndicales du groupe des 11, pour reconnaître que «l’emploi d’étrangers sans titre de séjour est une réalité économique aujourd’hui dans notre pays… Afin de permettre l’effectivité de l’égalité de traitement entre les salariés et afin de combattre les distorsions de concurrence entre les entreprises, les organisations adhérant à ce texte considèrent qu’il est urgent de formuler des critères objectifs de délivrance d’autorisation de travail et de séjour pour les étrangers qui en sont dépourvus…».
Le 14 mai 2010, s’ouvriront de nouvelles négociations entre le Ministère de l’Immigration, la Direction Générale du Travail au nom du Ministère du Travail et les organisations syndicales au nom du groupe des 11.
A partir du 27 mai 2010, pour exiger que se poursuivent activement et positivement ces négociations, les grévistes sans papiers avec le groupe des 11, vont occuper les escaliers de l’Opéra, place de la Bastille à Paris.
Le 18 juin 2010, après deux rounds de négociations, la Direction de l’Immigration publiera le texte dit «Addendum» comportant des critères de régularisation pour l’ensemble des travailleur.euses sans papiers présent-es sur le territoire national et ce quels que soient l’entreprise et le département de domicile.
Le 7 novembre 2010 devant la lenteur des préfectures à délivrer des titres de séjour après le dépôt des dossiers, 500 grévistes envahissent la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI) à Paris pour exiger leurs «récépissés». Cette occupation ouvrira un nouveau cycle de négociations, qui permettra de préciser les modalités d’application de «l’Addendum» tout en élargissant son application notamment pour les salariés qui n’avaient pas encore de «Cerfade l’employeur »
UD : Voilà pour remettre l’histoire à sa place, mais que peut-on dire et faire maintenant ?
Marteler encore et toujours « travailleurs sans papiers ». Et organiser, préparer, occuper.
L’identification de classe met des verrous et neutralise l’extrême droite. Quand on occupe Rungis en 2017, à trois mois des présidentielles, Le RN a été transparent à Rungis, pas de démonstration ou de parade habituelle comme avant toute élection dans Rungis, pas de meeting dans Rungis et silence radio et télé sur la question.
Le RN a rangé sa propagande «l’immigré qui vole le travail du travail du Français et en plus clandestin» !
UD : Comment expliquez-vous cela?
On serait allé, et ils le savaient, devant les journalistes présents à leur parades pour dire : « Comment se fait-il que parmi ceux qui applaudissent ici les discours de Madame Le Pen, bon nombre de ses amis présents sont les patrons des salariés sans Papiers de Rungis avec qui on occupe en ce moment , jour et nuit , le centre de commande de Rungis »?
Ils auraient pu avancer : «on a été trompé, on ne savait pas!» Sauf qu’un patron, ou sa hiérarchie, ne peut pas ne pas savoir que le gars est sans papiers et sachant le contenu et les montagnes de preuves que l’on avait dans nos dossiers, ils ne l’ont évidemment pas fait.
UD : Vous parlez d’occupations d’entreprises :
OUI, occuper la boite avec ceux qui y travaillent, pour régulariser et faire appliquer les conventions collectives. C’est les formes de luttes classiques du mouvement ouvrier en France, grèves et occupations des entreprises par les salariés de la boite. Il s’agit de bien signifier que ces travailleurs s’inscrivent dans cette lignée, qui permet la reconnaissance de leur lutte par les autres travailleurs, donc une identification des travailleurs entre eux. Même pour le pire des salopards, qui pense que c’est «un nègre», et bien, ce «nègre» travaille et il travaille pour le même patron que lui. Cela rend possible une identification forte, une unité de classe.
UD: Mais le camp d’en face a inventé des nouvelles formes de salariat, l’intérim massif, et «la fin du salariat» par l’auto entreprenariat.
La systématisation de l’intérim massif date de 1974, après le choc pétrolier.
L’invention du statut d’auto entrepreneur est plus récente. Dans le contexte actuel, cette soi-disant fin du salariat, c’est le nom générique de la surexploitation. Donc on s’adapte, on occupe soit l’agence d’intérim, soit l’acheteur de l’intérimaire ou de l’extra, cela dépend de l’analyse en amont de tous les aspects de la situation, des contradictions que cela met dans le camp d’en face et de nos forces, qui nous amènent à décider comment on va se servir de ces contradictions.
Il y a deux chemins :
- un chemin local (départemental), on sait que l’ordre des interlocuteurs sera : patrons - préfet- retour patrons - cartes à la préfecture.
- un chemin élargi, plusieurs entreprises interdépartementalement coordonnées, là ce sera : patrons - ministères pour décisions - retour patrons - cartes à la préfecture.
Dans tous les cas, on vise des protocoles d’accord pour la reprise au travail au vrai nom du travailleur, avec les anciennetés acquises de faits et l’application immédiates des conventions de branches. Dans le premier cas, la préfecture ne dépassera pas la Circulaire Valls ou très petitement et à la marge. Dans le deuxième cas, ça se règle aux ministères de l’intérieur et du travail, et là on explose la circulaire Valls.
Pour dernier exemple, les 250 grévistes intérimaires d’octobre 2021 sont régularisés avec :
- ceux des agences d’intérim avec deux ans de présence et deux mois de salaires, avec les cerfa employeurs et les concordances employeurs
- ceux des camions poubelles de Sépur avec deux années de présence, deux mois de salaires, une copie de l’extrait de naissance et du passeport
- les autoentrepreneurs livreurs pour des sous-traitants de GEO POSTE idem
- les extras de la restauration de luxe idem, plus une embauche en cdi derrière.
Une grève de travailleurs sans papiers, ce n’est pas la même chose qu’une grève classique. Même s’il y a des points communs, il faut d’abord réussir l’installation, c’est à dire faire la preuve que, à l’installation, que celui ou celle qui est là est dans la mise en œuvre du droit de grève, parce qu’il doit travailler là le jour J.
Dans tous les cas, il y a un incontournable principe que l’on suit : Une grève se fait avec des vrais grévistes. Cela éteint très vite les menaces et les insultes des patrons et l’intervention de la police locale qui se retrouve face à un conflit du travail. Ça évite les aventures qui tournent en rond, et les « hourra occupations » avec des grévistes qui n’en sont pas. La réaction patronale et policière se retrouve plus contrainte à une procédure classique, huissier, référé, etc… Cela nous permet de garder un rapport de force un certain temps. Mais on sait quand on commence, on ne sait pas quand ça se termine. Pour atteindre l’objectif, il faut y être 24h sur 24 et 7 jours sur 7.
Le camp d’en face, il y a 15 ans, a mis beaucoup de temps à comprendre une réalité: la vie sur un piquet, c’est la même vie qu’au foyer et c’est la même vie qu’au village. Alors ça peut durer longtemps, à moins qu’ils utilisent les robocops et les bacqueux tout de suite, ils ne nous mettrons pas dehors. Même s’ils essayent aussi avec des mercenaires, des racailles du lumpenprolétariat qui en général se montrent au milieu des nuits.
Sur un piquet la question «migrants», on se la pose pas, on n’est pas là pour disserter sur les flux migratoires. Ce sont des salarié.es qui travaillent, qui subissent la surexploitation et ça peut aller aux frontières de l’esclavagisme. On ne se projette pas dans des théories, on vit une réalité.
Au quotidien, on voit arriver des personnes, hommes, femmes, qui nous racontent une situation de travail et de survie. Et on va réfléchir ensemble à comment en sortir et mettre à leur service nos expériences de syndicaliste et la force de l’organisation. Ils et elles sont là, tout simplement, quel que soit leur moment ou leur façon d’arriver. Donc, il faut revenir sur cette question de la lutte de classes et de la position de classe dans la société, c’est évident.
Alors cette vision en termes «migrant», de personne qui n’est que de passage, qui ne fait pas partie de la réalité sociale et économique, tombe d’elle-même. Il y a un autre paramètre à combattre, la vision de «l’extinction de l’ouvrier». Il y a des intelligents qui nous expliquent depuis les années 80 que ça y est l’ouvrier a disparu. Désindustrialisation, production délocalisée, robotisation, font que même à gauche, la figure de l’ouvrier s’est estompée. Les intelligents ont oublié que ce qui fait le bonhomme dans notre syndicalisme, c’est la place qu’il a par rapport à la production.
L’identification, selon les savants qui nous expliquent, ne se ferait plus par le travail mais par rapport à «l’homme». Pas n’importe lequel bien sûr. Mais l’homme européen, de classe moyenne et supérieure, qui peut voyager à travers le monde. L’être humain noir, africain ou asiatique, lui, est bloqué par les frontières. Donc s’il est là, c’est qu’il entré par la fenêtre.
Cette représentation humaine nous met sur le terrain de la morale, ce n’est pas à rejeter, mais cela a ses limites. Elle ne neutralise pas le terrain sur lequel veut nous enfermer le camp d’en face du «on ne peut recueillir toute la misère du monde». Certes c’est une représentation qui pose la question de l’égalité des êtres humains, mais qui aboutit à oublier la question du travail, la question de la classe sociale, l’identité ouvrière.
Il faut attendre 2006 et la grande grève de 2008-2010 pour que, finalement, la figure du travailleur, du travailleur sans papiers, réapparaisse.
UD : En conclusion ?
Juste ne rien oublier de notre document de 2010 :
- Régulariser pour reconnaître la place et le rôle des travailleur.es migrant.es dans la société, combattre le dumping social et le travail « au noir »
- Pas de travailleur.ses sans droits dans les entreprises !
- Il est particulièrement logique et important que les organisations syndicales défendent les intérêts des travailleur.ses sans papiers, tout simplement parce qu’ils sont des salarié.es.